La Ville d’Is


Des marins de Douarnenez pêchaient une nuit dans la baie, au mouillage. La pêche terminée, ils voulurent lever l’ancre. Mais tous leurs efforts réunis ne purent la ramener. Elle état accrochée quelque part. Pour la dégager, l’un d’eux, hardi plongeur, se laissa couler le long de la chaine. Quand il remonta, il dit à ses compagnons :
- Devinez en quoi était engagée notre ancre ?
- Hé ! Parbleu ! Dans quelque roche.
- Non, dans les barreaux d’une fenêtre.
Les pêcheurs crurent qu’il était devenu fou.
- Oui poursuivi t’il, et cette fenêtre était une fenêtre d’église. Elle était illuminée. La lumière qui venait d’elle éclairait au loin la mer profonde. J’ai regardé par le vitrail. Il y avait foule dans l’église. Beaucoup d’homes et de femmes avec de riches costumes. Un prêtre se tenait à l’autel. J’ai entendu qu’il demandait un enfant de chœur pour lui répondre la messe.
- Ce n’est pas possible ! s’écrièrent les pêcheurs.
- Je vous le jure sur mon âme !
Il fut convenu qu’on irait conter la chose au recteur.
Ils y allèrent en effet.
Le recteur dit au marin qui avait plongé :
- Vous avez vu la cathédrale d’Is. Si vous vous étiez proposés au prêtre pour lui répondre sa messe, la ville d’Is tout entière serait ressuscitée des flots et la France aurait changé de capitale.

(Conté par Prosper Pierre. – Douarnenez, 1887.)



La ville d'Is s'étendait de Douarnenez à Port-Blanc. Les Sept-Iles en sont des ruines. La plus belle église de la ville s'élevait à l'endroit où sont aujourd'hui les récifs des Triagoz. C’est pourquoi on les appelle encore Trew-gêr.
Dans les rochers de Saint-Gildas, quand les nuits sont claires et douces, on entend chanter une sirène, et cette sirène, c'est Ahès, le fille du roi Gradlon.
Quelquefois aussi, des cloches tintent au large. Il est impossible d'ouïr un carillon plus mélodieux. C'est le carillon des cloches d'Is."

***
Un des quartiers de la ville s'appelait Lexobie. Il y avait dans Is cent cathédrales et, dans chacune d'elles, c'était un évêque qui officiait.
Quand la ville fut engloutie, chacun garda l'attitude qu'il avait et continua de faire ce qu'il faisait au moment de la catastrophe. Les vieilles qui filaient continuent de filer. Les marchands de drap continuent de vendre la même pièce d'étoffe aux mêmes acheteurs. Et cela durera ainsi jusqu'à ce que la ville ressuscité et que ses habitants soient délivrés.

***
Un patron de barque et son mousse étaient allés tous deux à la pêche. A mi-chemin de la côte aux Sept-Îles, ils jetèrent l’ancre. Il faisait si chaud qu’au bout d’une heure le patron s’endormit.
C’était le moment du reflux.
La mer baissa tellement que la barque finit par se retrouver a sec.
Grande fut la surprise du mousse en voyant tout à l’entour non pas des goémons, mais un champ de petits pois. Il laissa dormir le patron, sauta à terre et se mit à cueillir le plus qu’il put de cosses vertes. Il en emplit la barque.
Quand le patron se réveilla, la mer avait monté. Il fut tout étonné de voir la barque pleine de petit pois et le mousse qui s’en régalait.
- Quest-ce que cela signifie ? demanda-t-il en se frottant les yeux, persuadé qu’il avait la berlue.
L’enfant conta la chose.
Le patron comprit alors qu’ils avaient mouillé dans la banlieue de Ker-Is, là où les maraichers de la grande ville avaient autrefois leurs cultures.

(Conté par Jeanne-Marie Bénard. – Port-Blanc.)



Une femme de Pleumeur-Bodou, étant descendue à la grève puiser de l’eau de mer pour faire cuire son repas, vit tout a coup surgir devant elle un portique immense.
Elle le franchit et se trouva dans une cité splendide. Les rues étaient bordées de magasins illuminés. Aux devantures s’étalaient des étoffes magnifiques. Elle en avait les yeux éblouis et cheminait, la bouche béante d’admiration, au milieu de toutes ces richesses.
Les marchands étaient debout sur le seuil de leur porte.
A mesure qu’elle passait près d’eux, ils lui criaient :
- Achetez nous quelque chose ! Achetez nous quelque chose !
Elle était abasourdie et affolée.
A la fin, elle finit par répondre a l’un d’entre eux :
- Comment voulez vous que je vous achète quoi que se soit ? Je n’ai pas un liard en poche.
- Et bien ! C’est grand dommage, dit le marchand. En prenant ne fût-ce que pour un sou de marchandise vous nous eussiez délivrés tous.
A peine eut-il parlé, la ville disparut.
La femme se retrouva seule sur la grève. Elle fut si fort émue de cette aventure qu’elle s’évanouit. Des douaniers qui faisaient leur ronde la transportèrent chez elle. A quinze jours de là, elle mourut.

(Conté par Lise Bellec. – Port-Blanc.)



Deux jeunes hommes de buguélès étaient allés nuitamment couper du goémon à gueltraz, ce qui est sévèrement prohibé, comme chacun le sait. Ils étaient tout occupés à leur besogne, quand une vieille, très vieille, vint à eux. Elle pliait sous le faix de bois mort.
Jeunes gens dit-elle d’une voix suppliante, vous seriez bien gentils de me porter ce fardeau jusqu’à ma demeure. Ce n’est pas loin, et vous me rendriez grand service à une pauvre femme.
- Oh bien ! répondit l’un d’eux, nous avons mieux a faire.
- Sans compter, ajouté l’autre, que tu serais capable de nous dénoncer à la douane.
- Maudits soyez-vous ! s’écria alors la vieille. Si vous m’aviez répondu : oui, vous auriez ressuscité la ville d’Is.
Et sur ces mots, elle disparut.

(Conté par Françoise Thomas. – Penvénan, 1886.)




Anatole Le Braz, La légende de la Mort.