En Bretagne

Mais autre chose préoccupait mon guide, car les noyés en ce pays ne sont pas rares. Il m'emmena vers le triste étang, et, me faisant pencher sur l'eau, il me montra les murs de la ville d'Ys. C'étaient quelques maçonneries antiques, à peine visibles. Puis j'allai boire à la source, un tout mince filet d'eau, la meilleure de toute la contrée, disait-il. Puis il me conta l'histoire de la cité disparue comme si l'événement était proche encore, accompli tout au plus sous les yeux de son grand-père.
Un roi, faible et bon, avait une fille perverse et belle, si belle que tous les hommes devenaient fous en la voyant, si perverse qu'elle se donnait à tous, puis les faisait tuer, précipiter dans la mer du haut des rochers voisins.
Ses passions débordées étaient plus violentes, disait-on, que les vagues de l'Océan furieux, et surtout plus inapaisables. Son corps semblait un foyer où se brûlaient les âmes que Satan cueillait ensuite.
Dieu se lassa, et il prévint de ses projets un vieux saint qui vivait dans le pays. Le saint avertit le roi, qui n'osa pas punir et enfermer sa fille chérie, mais qui l'informa de l'avertissement de Dieu. Elle n'en tint pas compte, et se livra, au contraire, à de tels débordements que la ville entière l'imita, devenue une cité d'amour, dont toute pudeur et toute vertu disparurent.
Une nuit Dieu réveilla le saint pour lui annoncer l'heure de sa vengeance. Le saint courut chez le roi demeuré seul vertueux en ce pays. Le roi fit seller son cheval, en offrit un autre au saint qui l'accepta ; et, un grand bruit les ayant effrayés, ils aperçurent la mer qui s'en venait par la campagne, bondissante et mugissante. Alors la fille du roi parut à sa fenêtre, criant :
- Mon père, allez-vous me laisser mourir ?
Et le roi la prit en croupe, puis s'enfuit par une des portes de la ville, alors que les flots entraient par l'autre. Ils galopaient dans la nuit, mais les vagues aussi couraient avec des grondements et des écroulements terribles. Déjà leur écume rampante atteignait les pieds des chevaux, et le vieux saint dit au roi :
- Sire, rejetez votre fille de votre cheval, ou sinon vous êtes perdu.
Et la fille criait :
- Mon père, mon père, ne m'abandonnez pas !
Mais le saint se dressa sur ses étriers, sa voix devint retentissante comme le tonnerre et il annonça :
- C'est la volonté de Dieu.
Alors le roi repoussa sa fille qui se cramponnait à lui, et il la précipita derrière son dos. Les vagues aussitôt la saisirent, puis retournèrent en arrière.
Et le morne étang qui recouvre ces ruines, c'est l'eau restée depuis lors sur la ville impure et détruite.
Cette légende est donc une histoire de Sodome arrangée à l'usage des dames.
Et l'événement qu'on raconte comme s'il était d'hier, se passa, paraît-il, au IVe siècle après la venue du Christ.
Le soir j'atteignis Douarnenez.

Guy de Maupassant, Au Soleil, sur l'Eau, extrait de "En Bretagne"